CE VIDE LITTERAIRE DONT IL FAUDRA SORTIR

 

 

 

Quand un cycle se termine, deux destins s'ouvrent devant nous : soit recommencer une histoire dont on connaît à présent les tenants et les aboutissants, soit tâcher, même sans y parvenir, d'atteindre à autre chose.

La littérature est soumise aux mêmes lois que l'ensemble des choses humaines. La fin de ce siècle que nous vivons au jour le jour nous donne donc à observer l'état circulaire des lettres françaises.

Deux écoles donc. La première, celle du retour aux valeurs sûres, Balzac, Stendhal, Dumas. C'est donc toute une littérature qui regarde l'Histoire, qui mêle des personnages de fiction aux événements de l'actualité, tel le dernier Jean Vautrin tout frais édité qui regarde 68, ou qui revient sur un grand fait historique en y joignant sa propre fiction, tel un récent Goncourt. Bien. Mais comment juger de ces textes qui ne portent en eux aucune vérité littéraire fondamentale puisque reprenant à leur compte, souvent de bien belle manière, ce que d'autres avaient déjà prouvé ? L'avenir dira si ces contemporains, qui finalement font moins de mal que les autres aux Lettres, doivent être conservés.

Et la seconde ? Malheureusement, nous n'en voyons pas. La fin du XIXe siècle offrit un regain culturel sans commune mesure, dans tous les domaines de l'art, et, en littérature, une recherche des limites de la créativité établie sur le principe flaubertien de l'art considéré comme devant être autonome, ne tenir que sur lui-même, sans recours au sujet ou à l'époque. De là naissent Huysmans et la Décadence, Jarry, Valéry et tant d'autres indispensables. La littérature nombrilistique a passé les bornes de l'art. Bien sûr, la fin du siècle précédent était également nombriliste, mais les miroirs de Huysmans, de Segalen ou de Claudel avaient de bien plus amples facettes, et combien plus belles ! Déjà Guibert et sa maladie rendait indélicat tout rapport à l'esprit, parce qu'il choquait avec une très belle écriture et inversait les relations de l'art à l'homme. Et puis ce fut Cyril Collard qui vomissait son mal pour nous prouver quoi ? Rien sinon qu'il avait vomi. Et puis ? Jean Rouaud ? Il sera sans doute sauvé par la simplicité de ses histoires et la tranquille solidité de son ton. Nancy Huston ? Une étude future des névroses d'auteurs la mettra aux premières loges, et son style fera sans doute un peu école. Et puis. Rien. Pour preuve, la majeure partie des maisons d'éditions recherchent dans les archives à rééditer de bonnes choses oubliées, voire même de mauvaises. Ce n'est pas jouer la sécurité, puisqu'il n'est pas plus simple de faire lire un contemporain inconnu qu'un ancien inconnu. Mais le vernis du passé doit être moins mièvre que celui d'aujourd'hui.

C'est que la littérature avait alors, jusqu'en 1914, une haute idée d'elle-même. Ce n'était pas un produit comme les autres, comme ça l'est devenu aujourd'hui, que l'on achète avec ses courses de la semaine au supermarché. Du « qu'est-ce qu'on va manger cette semaine ? » au « qu'est-ce que je vais lire dans le train cette semaine ? », il n'y a plus de différence. (Nous ne croyons pas qu'il faille annuler un art pour le rendre populaire, et que ce soit un servie à lui rendre. Il faut élever ceux qui n'y ont pas accès). La littérature avait alors ses temple réservés, c'était les transports de l'esprit. De ces recherches volontaires et de leurs poches, puisque beaucoup paieront eux-mêmes les frais de leurs publications (Proust le premier, chez Grasset), naîtra la littérature de nos grands aînés : Proust, Peguy, Mauriac, la NRF. Aujourd'hui, ce sont de vagues et bien ennuyeux pseudo-témoignages sur notre temps, nos maladies, nos guerres, nos misères. Plus rien d'intemporel, c'est le clip-vidéo fait livre, le livre réduit à l'état de documentaire. La langue est celle de tous les jours, puisqu'il faut vendre à tout le monde. Il faut aller vite, raconter sur le moment comment ça se passe, quitte à faire des fautes. Aujourd'hui, ce qui compte, ce n'est plus d'écrire, mais d'être édité. Certaines Maisons ont fait leur nom sur ces mollesses du temps présent, comme POL ou Fayard. Espérons que la maladie ne sera pas endémique et qu'elle n'anéantira pas la littérature française.

Les éditeurs ont leur part dans ce blanchiment de la nullité. Pour ne pas commettre d'impair, refuser un grand nom (au début du siècle, la NRF refusa Proust, pour le récupérer par la suite, refusa Mauriac), on publie presque n'importe quoi. Les premiers romans qui n'auront jamais de suite sont légion en septembre, au garde-à-vous devant les prix littéraires, lesquels ne les sauveront pas de leur médiocrité ou de l'oubli. C'est toute une réforme de l'esprit du temps qu'il faut entamer, se forcer à terminer un livre qu'on jugerai difficile. La langue est un muscle : sans travail, elle s'étiole.

Gageons qu'un chroniqueur futur saura trouver matière à réjouissance dans notre triste littérature. Quant à nous, nous n'en trouvons guère, tout juste quelques sympathiques auteurs (Nothomb, Franck) qu'il est amusant de lire une fois, dans le train. Il faut se poser la question de savoir qui, aujourd'hui, vaut d'être relu, et étudié, et relu encore. Ceux-là seuls dureront. Pour ma part, je crains de n'en pas connaître.

 

 

Loïc Di Stefano